Photo AFP/Joel Saget
J’ai toujours détesté les slogans, surtout les slogans politiques, encore plus ceux qui mettent la mort dans la balance. Je les déteste entre autres parce qu’ils sortent toujours de la bouche de personnes qui incitent au sacrifice sans trop se sacrifier elles-mêmes. Je déteste ce slogan : « La patrie, le socialisme ou la mort ! », tout comme celui qu’on m’obligeait à gueuler : « La patrie ou la mort ! » C’est Castro qui l’avait lancé le premier, dans un de ses innombrables et interminables discours.
Que de fois, à une époque, j’ai dû répéter : « La patrie ou la mort ! » De cette patrie et de cette mort dépendait mon sommeil, un sommeil très court, à peine quatre ou cinq heures certaines nuits. À une époque, pour paraphraser la chanson d’Aznavour, que les moins de 40 ans ne peuvent pas connaître.
En cet été de 1966, la plus part du temps, au contraire de mes nuits, les journées étaient longues et pluvieuses, à Camagüey, province de Cuba. Vêtus du même uniforme gris et bleu, trempé de la veille et après un déjeuner plus que frugal, il fallait former les rangs, puis, d’un pas militaire, marcher vers les champs de canne à sucre. On partait dans la noirceur et, arrivés au champ, on devait attendre debout, quelquefois au garde à vous, que le soleil se pointe pour se mettre au travail. Et durant cette attente, on endurait les hordes de moustiques qui se faufilaient dans nos uniformes par le moindre petit trou. Puis, venaient les cris, les ordres, les injures, l’humiliation. Ensuite le travail commençait. On nettoyait les champs de canne à sucre, cette plante svelte, qui donne un nectar si bon, mais dont les feuilles coupent comme des couteaux.
Une fois la noirceur et les moustiques de retour, le travail s’arrêtait. On revenait au campement comme on était partis, au pas de marche. Nous avions la mine basse, nous étions harassés et un sentiment d’impuissance nous rongeait de l’intérieur. « 1! 2! 3! 4! », lançait le sergent. Combien d’heures s’étaient écoulées depuis le matin ? 12 ? 14 ? 16 ?
Au camp, s’il y avait de l’eau, on pouvait se laver, sinon tant pis, on gardait notre uniforme sale et trempé. Après, on nous donnait à manger : du plantain vert bouilli et quelques sardines en conserve, rien de plus. Puis, à l’heure où on aurait mérité d’aller se reposer, un sergent, Segundo, un pauvre paysan, nous faisait la lecture de textes politiques. Un autre, qui savait à peine lire, nous donnait des cours « d’éducation » politique, le but étant de convertir le vieil homme de l’ancien système qui sévissait en nous en homme nouveau de la révolution.
Et la vie, comme l’heure qu’on essayait de savoir, n’arrêtait pas de tourner. Nous étions exténués, mais il manquait encore le sacrifice sublime, le cri de guerre. 1, 2, 3, 4… et il fallait marcher encore, comme des soldats à l’entraînement. On faisait ainsi le tour du campement je ne sais combien de fois. Le sergent continuait à cracher ses ordres : « Droite ! Gauche ! Droite ! Gauche !» jusqu’au moment où arrivait le : « Compagnie halte ! »
Notre tortionnaire vivait alors son moment de gloire : il avait le pouvoir de nous envoyer enfin dormir ou de nous retenir encore un peu. De sa voix triomphale, il entonnait : « Rompez ! » Et nous, au garde à vous, de crier : « La patrie ou la mort ! » Et le sergent de répondre : « Je n’ai rien entendu ! Rompez ! » Et 120 voix de hurler une nouvelle fois : « La patrie ou la mort ! » Mais le sergent n’avait toujours pas entendu. Et cela recommençait, cinq, six, sept fois, jusqu’au moment où, satisfait de notre soumission, il lançait un dernier ordre : « Rompez les rangs ! »
Au début de la révolution, Castro finissait toujours ses discours par : « La patrie ou la mort ! » Plus tard, il a changé pour : « Le socialisme ou la mort ! » Aujourd’hui, au Venezuela, on crie : « La patrie, le socialisme ou la mort ! » Nous voilà revenus à l’époque des gladiateurs : « Ave Cæsar, morituri te salutant ». Pourquoi ce culte à la mort de la part de ceux qui ne veulent certainement pas mourir ?
Je vous parle d’un temps que les moins de 40 ans ne peuvent pas connaître. Je n’avais que 16 ans, on m’avait donné le numéro 28 et je ne souhaitais pas la mort, moi, je souhaitais la vie !
Victor Mozo ©