Une entrevue de Yoani
Posté par vmozo4328 le 18 mai 2011
Yoaní Sánchez : «Le régime cubain a une peur panique d’Internet »
Par La rédaction de Mediapart Article publié le vendredi 06 mai 2011
De notre envoyé spécial à Cuba, Raphaël Morán.
Se connecter à Internet à Cuba relève de l’exploit. Ou du sacrifice financier. Une connexion publique, uniquement possible dans les hôtels, coûte entre 4 et 7 euros de l’heure. Et il faut s’armer de patience car le haut débit n’existe pas. Cuba est un pays où le doux bruit du modem 56K résonne encore. Longtemps, les autorités cubaines ont justifié le piètre état du réseau par l’embargo américain. Ne pouvant se connecter aux câbles sous-marins qui passent pourtant à quelques kilomètres des côtes cubaines, l’île accède à Internet en passant par le satellite. Ce qui limite considérablement la bande passante : elle est rare et chère. Mais, dès son arrivée au pouvoir, Barack Obama a autorisé les entreprises américaines de télécommunications à négocier avec le gouvernement castriste. L’argument de l’asphyxie impérialiste ne tient donc plus. Les autorités cubaines ont finalement accepté de se relier à la Toile par un câble tiré depuis le Venezuela. Il entrera en fonction au mois de juillet. Pour autant, le gouvernement est-il prêt à ouvrir les vannes d’Internet ? Rien n’est moins sûr lorsque l’on sait que de nombreux sites Internet comme ceux de Reporters sans frontières ou d’Amnesty international sont censurés à Cuba. Par ailleurs, seuls les étrangers résidents, les employés de certaines institutions d’État, les médecins, les intellectuels, ont accès à Internet dans le cadre de leur profession. Conséquence : seuls 10% des 11,5 millions de Cubains auraient accès à une connexion. Le plus souvent il s’agit de l’intranet, un réseau interne au pays qui permet d’envoyer des mails et de consulter certaines pages officielles uniquement. Coutumiers des « inventos », ces combines pour s’en sortir au quotidien, certains Cubains parviennent cependant à tenir un blog pour raconter la vie sur l’île. Ils seraient environ 200 à « bloguer » régulièrement, avec des lignes politiques variées. Citons le blog sur la diversité sexuelle tenu par Francisco Rodríguez, ou encore celui de Sandra Alvarez engagée contre le machisme et le racisme. Et il y a ce groupe, d’une vingtaine de blogueurs, Voces Cubanas, considérés comme des « dissidents », qui s’opposent ouvertement au régime. La voix la plus célèbre est celle de Yoani Sánchez. Cette linguiste de 36 ans tient un carnet quotidien intitulé Génération Y et qui a fêté ses quatre ans d’existence au mois d’avril 2011. Décoré de nombreux prix, son blog est une fenêtre littéraire narrant les difficultés quotidiennes des Cubains. Il tranche avec la propagande monocorde des médias cubains qui ne laissent guère de place au débat contradictoire. Yoaní Sánchez nous reçoit chez elle. Dans un appartement situé au dernier étage d’un vieil immeuble de style soviétique non loin de la place de la Révolution à La Havane. Une bibliothèque bien fournie, une télévision, un téléphone portable, mais pas d’ordinateur. Vous avez été présentée, fin mars, dans les médias officiels cubains comme une« cybermercenaire » payée par l’étranger pour diffuser une propagande contre Cuba. Cela vous inquiète-t-il ?
En quatre ans d’existence de mon blog, c’est la première fois que mon visage et mon nom sont montrés à la télévision nationale. Le phénomène du blog alternatif devait lui aussi recevoir son châtiment public. Je suis apparue à la télévision officielle dans un programme dont presque la moitié a été consacrée à me dénigrer. Et on ne m’a pas tendu le micro pour me laisser donner des explications. Ces lapidations médiatiques sont communes depuis cinquante ans. Elles font appel à un mécanisme répété dans l’histoire cubaine : faire passer l’opposant comme un produit de l’étranger. Pourquoi ? Parce que l’accepter reviendrait à reconnaître les failles du système et que la frustration citoyenne peut, de manière spontanée et non programmée, éclater et se transformer en protestation. Lorsque les autorités lapidaient médiatiquement une figure de l’opposition dans les années 1970-1980, la personne visée n’avait pas d’espace pour se défendre. Cela signifiait une mort sociale dont l’individu ne pouvait se remettre. La différence aujourd’hui, c’est que j’ai mon propre canal de diffusion : un blog très lu dans plusieurs langues et presque 120.000 followers sur Twitter.
Pourquoi dites-vous que vos lecteurs sont votre « bouclier » ?
Lorsque j’ai été convoquée au poste de police, le 6 décembre 2008, je me rappelle que la convocation est arrivée l’après-midi précédent. Je l’ai publiée sur mon blog immédiatement, et cela a provoqué une alerte rouge. Les gens disaient « Yoaní est au poste, que va-t-il se passer ? ». Cela m’a fait plaisir de constater qu’il y a des milliers d’yeux qui me protègent. Evidemment, cela ne me donne pas l’impunité ! Un jour, ils peuvent me faire disparaître. Dans ce« reportage », on vous accuse d’avoir touché 500.000 dollars de prix journalistiques, suggérant ainsi que vous travaillez pour les pays étrangers pour dénigrer le vôtre… C’est un mensonge. Si on fait « pause » sur les chiffres diffusés par la télévision cubaine, chiffres qui sont discutables, mais admettons qu’ils soient corrects , si on fait l’addition cela donne environ 200.000 dollars ! Mais en se servant de la vitesse des images, personne ne peut faire « pause », ce qui permet un piège arithmétique très fort. De plus, ces chiffres sont manipulés, gonflés. De toute façon, on ne m’a pas laissé toucher ses prix ! Ce qu’on essaye de dire c’est : « Yoaní Sánchez n’est pas du peuple, elle n’est pas comme nous. » Comment définissez-vous votre blog Génération Y ? C’est une chronique quotidienne sans jamais utiliser la violence verbale, je n’ai jamais attaqué de manière agressive quelqu’un du gouvernement. Ce n’est pas un programme politique. Mon blog n’a pas le langage manichéen des plateformes idéologiques, ce qui est encore plus corrosif pour le gouvernement que si j’avais planté des drapeaux idéologiques de manière frontale. Dans ma critique, il y a beaucoup de frustration générationnelle car on nous a promis un pays qui ne s’est jamais réalisé. J’aurais dû être l’homo novus de la révolution : un produit endoctriné, scolarisé, qui remercie et qui applaudit.
Avez-vous déjà cru au socialisme cubain ?
Je voudrais couper court au mythe de l’île socialiste. Nous sommes déjà dans un capitalisme sauvage mais institutionnel, il faut le transformer en un système plus participatif, plus pluriel, où les citoyens puissent davantage intervenir dans l’élaboration des lois. Les pays nordiques sont plus proches du socialisme que Cuba. J’ai vécu deux ans en Suisse et je peux vous dire que certaines structures civiles et sociales sont plus socialistes qu’à Cuba. Ici nous vivons un capitalisme d’État. Durant plusieurs années j’ai étudié le communisme scientifique, les théories de Marx, les œuvres complètes de Lénine, le marxisme-léninisme. Et je me rappelle que l’un des principes fondamentaux pour définir une société socialiste est que les moyens de production doivent être aux mains des ouvriers. A Cuba nous avons un patron qui nous arrache la plus-value de manière absurde et qui s’appelle l’État. Un patron qui détient toutes les usines, les institutions, il nous exploite, s’empare des dividendes sans nous expliquer comment il les utilise. Pour ma part, j’ai eu peu de temps pour croire à la théorie qu’on m’imposait. Car lorsque j’ai eu 14 ans, le mur de Berlin est tombé. J’ai commencé à comprendre que tout ce qu’on m’avait dit était faux, que l’égalité n’était pas réelle. Je voyais que mes parents qui n’étaient pas militaires vivaient moins bien que ceux qui avaient une fonction politique ou militaire.
Êtes-vous une admiratrice des États-Unis ?
Je ne pense pas que ce soit un modèle à suivre pour Cuba. Nous avons suffisamment de créativité et de talent pour inventer notre propre voie. Mais aux États-Unis il y a une stimulation à la créativité qui pourrait être intéressante à appliquer dans une certaine mesure ici. Que les plus créatifs voient leurs efforts récompensés. Pour beaucoup de mes compatriotes, le socialisme est devenu synonyme d’improductivité et d’échec. Et j’ai peur que si un changement politique survient, le pays se lance dans un néolibéralisme féroce. On nous a coupé l’infrastructure citoyenne, le tapis civique est fragmenté, et les gens se méfient de tout ce qui contient le mot « social ».
Votre blog est autorisé depuis peu à Cuba, est-ce un signe d’ouverture de la part des autorités ?
Mon blog est autorisé depuis un mois seulement. Cela me fait plaisir car je n’aime pas la confrontation. Mais j’aurais aimé que mon blog fût aussi accessible que le journal Granma (distribué dans la rue pour un prix dérisoire) . La censure a rendu mon site très attractif. Je ne sais pas pourquoi ils l’ont autorisé, je pense que c’est un changement de stratégie, après trois ans de blocage. Ils se sont rendu compte qu’en trois ans de censure, tout ce qu’ils avaient fait, c’était donner de la force au phénomène. Nous sommes très créatifs pour contourner l’interdit. Ici une personne qui se connecte à Internet peut en informer 20, 50 ou 100 autres.
On connaît quelques figures de la blogosphère cubaine mais y a-t-il une communauté de blogueurs dans le pays ? Il y a une communauté croissante de blogueurs alternatifs. Leur nombre n’est pas impressionnant, si l’on compare avec des pays comme le Mexique ou l’Argentine. Mais je considère qu’environ 200 personnes publient à leurs risques et périls. Beaucoup des blogueurs pionniers (dont je fais partie) ont enseigné les conseils techniques aux autres ; ce qui a créé un lien. Mais nous nous sommes refusés à créer une fondation ou un parti. Nous préférons la structure virale, horizontale, sans hiérarchie. Le gouvernement cubain ne le comprend pas. Il pense que je suis le leader et c’est pour cela qu’ils m’attaquent à la télé. Mais non ! Je n’ai aucun ascendant sur les autres pour imposer des thèmes ou des points de vue sur la blogosphère alternative. C’est un phénomène qui a crû exponentiellement. Il y a trois ans, on pouvait se compter sur les doigts des mains, et aujourd’hui on parle de 200 personnes. Comment gagnez-vous votre vie aujourd’hui ?
Pendant plus de quatorze ans j’ai été professeure d’espagnol pour des étrangers. Aujourd’hui je vis de mes chroniques dans des journaux italien, allemand, brésilien et parfois mexicain. Grâce à cela je suis économiquement et politiquement autonome.
Comment vous faites pour bloguer sans avoir de connexion Internet chez vous ?
Parfois je dis à mes amis que je suis un porte-drapeau d’Internet sans Internet. Je me connecte tous les 7 ou 10 jours, avec une carte de connexion qui coûte entre 6 et 10 CUC (entre 4 et 7 euros). Je vais dans des hôtels qui sont accessibles aux Cubains depuis trois ans. Non pas parce que j’aime les enclaves touristiques, mais parce que c’est impossible d’avoir une connexion pour une citoyenne comme moi. Il faut être un haut fonctionnaire, une personne de confiance ou un étranger résident. Il y a également un marché noir des connexions mais mon téléphone est déjà complètement surveillé, et si j’ai une connexion illégale chez moi, ils me confisqueraient le téléphone. Chez moi, j’écris des chroniques, des réflexions. Ce ne sont pas des articles d’actualité. Je fonctionnais surtout comme ça lorsque le blog était bloqué, car je ne pouvais pas entrer dans le back-office, des amis émigrants recevaient par mail les messages qu’ils publiaient sur mon blog. En revanche, Twitter me permet l’immédiateté. On peut publier par SMS en envoyant les messages à un numéro de service. Cela me permet de compenser le défaut d’actualisation du blog, je témoigne heure par heure.
Comment vous informez-vous ?
Avec les SMS, j’envoie des messages Twitter à l’aveugle, pour expliquer que je n’ai pas Internet et je demande aux gens de m’envoyer des informations par texto. Tous les matins, je me lève et j’ai 10 ou 15 messages, je reçois environ en moyenne 300 SMS par jour. A mon tour j’envoie l’information aux autres.
Pensez-vous que le nouveau câble qui relie Cuba au Venezuela va massifier Internet sur l’île ? Aujourd’hui, le régime a une peur panique d’Internet. Ayant caché l’information pendant cinquante ans, il se sent fragile face à l’avalanche d’informations qui peut venir d’Internet. Il n’y a pas de volonté politique de connexion massive. Le câble qui vient du Venezuela a pour objectif de connecter le secteur institutionnel. Mais je suis sûre que l’ingéniosité de mes compatriotes va permettre que certaines fibres de ce câble soient déviées vers le marché noir. Mais tout cela a un coût pour le pays : chaque jour qui passe sans connexion constitue des années de retard de développement scientifique, civique, académique, humain. Pourtant, le gouvernement cubain dit songer à impulser les connexions à domicile… C’est faux, il suffit de voir le prix prohibitif d’une heure de connexion dans les hôtels pour constater qu’il y a une intention d’empêcher la massification. Il suffit d’aller dans un lieu public et d’entrer des adresses URL d’Amnesty international, de RSF, de Cubanet ou de mon blog jusqu’au mois dernier, pour voir qu’il y a un filtrage politique. Il suffit d’aller dans un centre de travail et de demander combien de gens ont été ont été pénalisés pour avoir reçu un mail d’un parent exilé à Miami ou pour avoir consulté un site critique envers le gouvernement. Avez-vous l’autorisation de voyager ?
J’ai vécu deux ans en Suisse à Zurich où j’ai découvert Internet, mais je ne peux plus sortir du pays depuis l’existence de mon blog. En 2009, vous avez lancé une « académie des blogs » pour enseigner aux gens à utiliser des outils comme WordPress, Twitter, Wikipedia. Où en est cette initiative ? C’est une belle expérience. Mais qui comportait beaucoup de risques dans un pays où l’enseignement parallèle au système public est pénalisé. Nous nous sommes rendu compte qu’il était facile d’intimider les étudiants. Il suffisait que les policiers se mettent en bas de chez moi. Ça ne s’est jamais produit mais il y a eu des pressions. Maintenant nous faisons des modules qui durent maximum 2 jours pour expliquer l’utilisation de Twitter, de l’iPhone ou des Podcast. Cela permet aux gens de province de venir. C’est totalement gratuit. Les élèvent ne payent rien et les profs ne gagnent rien. C’est très demandé, je suis un peu saturée, donc je tente de former d’autres professeurs. Vous parlez de pressions. Avez-vous déjà été menacée ? Je ne veux pas jouer la victime. Mais ma maison est surveillée quasiment tout le temps, mon téléphone est sur écoute. Lorsque je sors, on me prend en photo, ainsi que les gens que je rencontre, c’est un peu orwellien. J’ai été convoquée deux fois par la police et ma famille a été menacée. Mais comme je n’ai rien à cacher, je n’utilise pas la violence, je n’ai pas d’armes, je ne donne pas de cours d’explosifs mais de Twitter, c’est plus difficile de me convoquer au tribunal. J’ai tout de même très peur. Cela ne m’étonnerait pas de me retrouver devant un juge et de prendre vingt ou vingt-cinq ans de condamnation.
Avez-vous l’intention de rester à Cuba ?
Oui, je veux rester. Mon rêve est de fonder un journal libre à Cuba. Je ne m’arrêterai pas avant d’y arriver. Soit je réalise mon rêve, soit ils m’arrêtent !
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